La gravité déjouée

By: Bernard Lamarche

Le Devoir, Montréal, Sept. 23, 2005

La gravité déjouée PDF (296 KB)

La Cinémathèque présente Crater, une manipulation d’images donnant l’impression de s’élever dans les airs pour surplomber le cratère du mont Saint Helens

Édition du vendredi 23 septembre 2005

Depuis quelques années, l’artiste montréalaise Lynne Marsh s’intéresse aux images du monde produites par la science. En quelques occasions déjà, elle a utilisé pour ses oeuvres des données numériques que la NASA recueille pour cartographier d’autres mondes ou des endroits reculés sur la planète. Dans le cadre du Mois de la photo, c’est le cratère du mont Saint Helens qu’elle nous fait visiter à travers une installation vidéo aux mille facettes. Plus que tout, c’est la suspension de la gravité qui motive l’artiste.

On ne voit plus guère d’oeuvres de Lynne Marsh à Montréal depuis qu’elle a quitté pour Londres, où elle enseigne à l’Université d’Hertfordshire. Dommage pour nous. On se souviendra peut-être de sa dernière présence remarquée ici, à la galerie Oboro, où elle présentait en 2000 Venus… I See Blue dont tout le monde parlait à l’époque. Comme dans un jeu vidéo, une superhéroïne, l’artiste elle-même, s’échinait à l’écran pour combattre des ennemis invisibles à nos yeux. Marsh introduisait des éléments de performance dans des espaces évoluant entre réalité et fiction, créant une parodie des alter-ego aux pouvoirs étonnants que fournit la littérature des comic books américains.

Les images de cette pièce provenaient de simulations numériques de la planète Vénus produites par la NASA. À la Cinémathèque québécoise, avec Crater, Marsh a encore une fois détourné l’imagerie scientifique pour faire participer le spectateur à une nouvelle expérience sensorielle. L’environnement au centre duquel les visiteurs sont appelés à entrer est fait de représentations du cratère du mont Saint Helens réalisées à partir de données. Les détails sont expliqués à l’entrée de l’exposition, ces données ont été recueillies par la division aéroportée de la NASA, le 1er septembre 1988, à l’aide de la sonde d’exploration TIMS (Thermal Infrared Multispectral Scanner), une sonde à balayage multispectral, infrarouge, thermographique.

Dans ces images un tantinet irréelles qui ont paradoxalement l’air de simulations, les nuances de couleur indiquent les changements survenus dans la composition et la texture du sol. Plus les couleurs sont vives, plus les températures sont élevées. Or tout se passe comme si l’artiste avait voulu incarner ces données numériques. Lorsqu’on entre dans la salle Norman-McLaren, l’installation livre en premier lieu ses qualités sculpturales. Trois écrans légèrement courbes reçoivent les images du cratère et se laissent percevoir comme un objet circulaire. Une fois à l’intérieur, le paysage du cratère se reconstitue et se referme sur le visiteur à la manière des anciens panoramas, une forme obsolète de divertissement issue du XIXe siècle. Marsh met à contribution des formes anciennes et nouvelles de technologie de visualisation.

À l’intérieur, l’animation fait son travail. Ceux qui y chercheront une reconstitution hyper réaliste seront déçus, tout comme ceux qui cherchent des sensations plus fortes comme celles que procurent les jeux de réalités virtuelles dont les environnements sont réactifs. Crater se situe justement à la frontière de ces deux modèles. La pièce fait clairement référence aux animations des jeux vidéo, mais elle en détourne les codes pour recréer le site du volcan et nous prendre dans les pinces de la fiction.

Lumière et sonorités

S’il est un fantasme derrière la machination de l’artiste, c’est celui de retirer ses droits à la gravité. La manipulation des images contribue à l’impression que nos pieds quittent le sol et que nous nous élevons dans les airs pour surplomber le cratère. Ensuite, l’oeuvre nous redépose sur la terre ferme et un tourbillon nous emporte, alors que les images se mettent à tournoyer à très grande vitesse sous nos yeux. Là, un léger frisson nous guette.

Le spectateur prend aujourd’hui la place de l’héroïne dans Venus… I See Blue. Celui-ci se retrouve au centre de l’environnement numérique auquel Marsh a tenté de redonner sa physicalité. L’oeuvre nous place au beau milieu d’un environnement fait de lumière et de sonorités aux notes graves accentuées, qui contribuent à donner à l’expérience une réelle consistance.

Qui plus est, Marsh, en ravivant d’anciens modèles de visualisation, évoque la sensation de se retrouver en terrain inconnu. Les panoramas du XIXe siècle étaient des instruments de connaissance du monde, donnant à voir des contrées lointaines. La publicité du Cyclorama de Jérusalem, à Sainte-Anne-de-Beaupré, visible depuis 1895, soutient encore aujourd’hui que l’immense tableau crée une illusion «tellement vivante de vie et de relief qu’il donne aux spectateurs l’impression d’être eux-mêmes à Jérusalem et de revivre l’événement du Crucifiement».

Avec une intensité tout autre, Crater crée un monde artificiel en mettant en boîte le monde réel et en redonnant un sens perdu de l’exploration et de la colonisation par images interposées. Dans leurs franges, les images de Marsh ne révèlent rien du territoire qui pourrait se trouver au delà de l’enceinte du cratère. Autant l’oeuvre donne à voir, autant elle isole du monde qui pourrait se situer au loin. Ainsi, le sens de l’aventure n’est jamais épuisé.